Publié le 22/08 à 17h28 par Le Monde

L’histoire d’un couple tué au Tadjikistan devenue fable d’extrême droite

Des cyclistes étrangers ont été tués au Tadjikistan le 29 juillet. L’histoire de deux d’entre eux a été ensuite dévoyée par des sites d’extrême droite à des fins de propagande.

Par ADRIEN SÉNÉCAT

« Deux démocrates voulant prouver au monde que le terrorisme n’existe pas se font tuer par Daesh au Tadjikistan. »C’est sous ce type de titres sensationnalistes que des sites anglophones et francophones ont rapporté l’assassinat d’un couple d’Américains le 29 juillet. Une présentation des faits qui relève plus de la fable que d’autre chose, tant elle dévoie l’histoire des deux défunts. Explications.

Ce que dit la rumeur:

Aux origines de cette présentation des faits, on trouve l’article publié le 15 août par pluralist.com, un site américain qui publie des analyses de différents bords politiques sous des titres souvent très catégoriques. On y apprend qu’un couple de cyclistes roulant « près d’un territoire de l’Etat islamique, se disant que les humains sont gentils », s’y serait fait tuer.

Cet article a été très partagé sur les réseaux sociaux par des figures d’extrême droite. En France, par exemple, l’ancien président des jeunes FN Julien Rochedy l’a publié sur Twitter, voyant dans cette histoire l’illustration d’une « maladie mentale de la gauche ».

De nombreux sites anglophones et francophones ont relayé cette présentation des faits. « Un couple de gauchos s’est rendu en territoire d’ISIS pour prouver que “les humains sont gentils” et s’est fait tuer », ironise ainsi dreuz.info. « Un couple d’Américains idéalistes faisant le tour du monde tué par l’Etat islamique », renchérit breizh-info.com. Ou encore : « Deux démocrates voulant prouver au monde que le terrorisme n’existe pas se font tuer par Daesh au Tadjikistan », écrit nouvelordremondial.cc.

POURQUOI C’EST TROMPEUR

Quatre cyclistes ont bien été tués au Tadjikistan

Le point de départ de l’histoire est bien réel. Un groupe de sept touristes qui se déplaçaient à vélo a été attaqué le 29 juillet au Tadjikistan, dans la région de Danghara, renversé par une automobile et attaqué par des hommes armés. Quatre d’entre eux sont morts : un Suisse, un Néerlandais et un couple d’Américains. Deux autres cyclistes ont été blessés : un Suisse et un Américain. Enfin, le septième membre de l’équipée, un Français, n’a pas été blessé.

Les autorités locales ont dit le 4 août considérer qu’il s’agissait d’un « acte terroriste ». Le groupe terroriste Etat islamique a d’ailleurs revendiqué l’attaque dans une vidéo. Mais les autorités tadjikes contestent cette version des faits, pointant du doigt un parti d’opposition interdit qu’elles assimilent à un groupe terroriste.

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Une zone pas considérée comme particulièrement à risque

La mort de quatre touristes au Tadjikistan est une information avérée et relayée par la presse, dont Le Monde, dès la fin du mois de juillet. Mais la rumeur a ensuite extrapolé et brodé, pour tenter de donner une signification particulière à cet épisode.

D’abord concernant le lieu de l’attaque. Les sept touristes se trouvaient dans le district de Danghara, sur la route de la capitale Douchanbé quand ils ont été pris pour cible.

Il est vrai que certaines régions du Tadjikistan sont identifiées comme à risque, notamment la frontière du pays avec l’Afghanistan. Mais il est abusif de dire que la région où a eu lieu l’attaque serait une zone aux mains des terroristes, comme certains sites l’écrivent. Ainsi, le ministère des affaires étrangères français déconseille-t-il fortement d’approcher la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, mais ne préconise qu’une « vigilance renforcée » autour de Danghara, comme dans la majeure partie du pays :

Régions conseillées et déconseillées au Tadjikistan par le ministère des affaires étrangères français.HTTPS://WWW.DIPLOMATIE.GOUV.FR

Ce n’est que depuis l’attaque du 29 juillet, et de manière provisoire, que le ministère des affaires étrangères français recommande de « reporter les projets de circuits de randonnée à pied ou à vélo ». Même chose côté américain. De surcroît, le Tadjikistan n’était jusqu’alors pas réputé pour être une zone d’action des terroristes.

Traverser ce pays à vélo et gravir ses cols, qui culminent pour certains à plus de 4 000 mètres d’altitude, n’est pas à la portée de tous et comporte son lot de risques. Mais il est fallacieux d’insinuer que le groupe de touristes dont il est question ici se serait exposé volontairement à une menace terroriste. Cette route est surtout prisée des cyclistes pour ses paysages désertiques.

Un couple en recherche d’aventure, mais pas venu « prouver que les humains sont gentils »

L’autre point douteux de la rumeur est qu’elle laisse entendre que le groupe de touristes aurait fait fi des mises en garde, voire aurait volontairement cherché le danger des groupes terroristes pour prouver que « les humains sont gentils ». Là aussi, les sites à l’origine de la rumeur ont rapidement extrapolé.

Lauren Geoghegan et Jay Austin, le couple d’Américains qui a perdu la vie comme deux de ses compagnons, avaient tous deux quitté leur emploi pour voyager. Ils chroniquaient depuis juillet 2017 leur périple sur un blog, simplycycling.org, photos et récits à l’appui. On y trouve notamment ce qui restera comme leur dernière photo publique, le col Akbaital au Tadjikistan, à plus de 4 600 mètres d’altitude. Ce cliché a été publié le 25 juillet, quatre jours avant leur mort :Day 365. 4,655 meters; 15,272 feet. With the steep grades and thin air (and intermittent snow), this was probably the hardest climb of my life. The last kilometer or so had me pushing my bike about five steps, taking a thirty-second breather, then heaving forward another five. Really glad I did it. No need to ever do it again.

Une publication partagée par Jay Austin (@simplycycling) le 25 Juil. 2018 à 5 :08 PDT

Mais ce sont surtout quelques lignes, écrites par Jay Austin le 5 avril, qui ont retenu l’attention des sites d’extrême droite :

« Quand vous regardez les informations et lisez les journaux, vous êtes amenés à croire que le monde est un endroit immense et effrayant. On nous dit qu’il ne faut pas avoir confiance en l’autre. Que les gens sont mauvais. Qu’ils sont méchants. Que les gens sont des tueurs, des monstres ou pire encore. Je ne le crois pas. »

Un peu plus loin, il explique qu’à son sens, le « mal » n’existe pas, qu’il existe « bien sûr » de la « méchanceté », mais « que c’est finalement rare. Très majoritairement, les humains sont gentils ». C’était, selon lui, « la plus grande révélation de [leur] voyage ».

Ces quelques lignes s’inscrivent dans la lignée des récits de douze mois de voyages du couple américain. L’article dont elles sont extraites raconte par ailleurs une rencontre avec une famille marocaine, qui a touché les deux voyageurs.

Sur cette base, des sites d’extrême droite ont brodé un tout autre récit, écrivant que Lauren Geoghegan et Jay Austin se seraient mis en tête de démontrer que tous les humains seraient « gentils », avant d’être tués. Rien, dans les écrits du blog du couple, n’accrédite pourtant l’idée qu’ils souhaitaient prouver quoi que ce soit, ou qu’ils ne croyaient pas en l’existence des terroristes.

Les mauvaises langues se sont d’ailleurs bien gardées d’évoquer les cinq autres membres du groupe de touristes visé par l’attaque, dont deux morts : le Néerlandais Markus Hummel et le Suisse René Wokke. Voyageurs expérimentés (le premier tenant un carnet de route de ses itinéraires en ligne), les deux défunts ne correspondaient pas non plus au profil du « touriste naïf » dépeint par certains observateurs.